Je n’avais aucune intention d’y aller. L’invitation trônait depuis plus d’une semaine sur mon bureau. Elle n’avait pas fini à la corbeille même si j’en avais une irrépressible envie. Revoir les anciens élèves de la classe de 84 ne m’intéressait pas. Les seuls amis que j’avais gardés de cette période n’était pas dans le même collège. À quoi bon ressasser un passé que j’avais tenté d’oublier, à grand renfort de séance de psychanalyse. Le prix de l’oubli. Jules était mort cette année-là et nous étions tous présents.
Je tenais la main de Cathy quand c’est arrivé. Je la serrais fort. Je me souviens qu’on s’est tous regardés en silence pendant que Jules appelait à l’aide. Des larmes coulaient sur les joues de Cat. Pas un d’entre nous n’a bougé. On s’est contenté de rester là, à le regarder s’enfoncer dans la rivière. Nous ne l’avons pas tué. Mais nous n’avons pas sauvé Jules. Avec le recul aujourd’hui, je pense que nous n’aurions pas pu. D’autres seraient sans doute morts en essayant, alors à quoi bon se sentir coupable.
Nous savions que cette rivière était dangereuse. Comme nous savions qu’avec un peu trop d’alcool nous pourrions mettre Jules au défi d’affronter les tourbillons. Les garçons savaient exactement quoi dire pour déclencher chez lui l’envie d’en découdre. Nous n’avions rien prémédité, aucun d’entre nous mais quand Jules s’est jeté à l’eau personne ne l’en a empêché.
Nous sommes coupables car au fond, nous pensions qu’il devait mourir. Pour sauver Cat, et pour toutes les autres Cat qui auraient sans doute subi, après elle, la violence de Jules. La rivière n’a pas pris un innocent mais nous avons été entraînés avec lui. Tous les liens d’amitiés qui avaient été tissés cette année-là se sont rompus. Cat est partie s’installer dans le sud avec sa famille et je ne l’ai jamais revue.
Il m’arrive encore d’être réveillée en sursaut par un cri. Celui de Jules. Je vois sa main accrocher l’air pendant que le tourbillon l’emporte. Je nous vois nous, regarder la rivière le prendre sans bouger. Je vois les supplications dans les yeux de Cat, les larmes sur ses joues. Et j’entends ce que personne n’a dit :
« Laissons-le couler. »
Véronique Lanonne @2021
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